mercredi 7 octobre 2015

Tunisie : la réconciliation qui fâche



Voulu par le président Béji Caïd Essebsi, le projet de loi visant à accélérer les procédures contentieuses touchant les fonctionnaires et les hommes d'affaires soupçonnés de malversation sous l'ancien régime déchaîne les foudres de l'opposition. Qui crie au retour de l'impunité.


C’était la journée de tous les dangers. La manifestation du 12 septembre, à Tunis, devait marquer l’apogée de la contestation du projet de loi de réconciliation économique voulu par le président de la République, Béji Caïd Essebsi (BCE). L’initiative vise à accélérer les procédures contentieuses touchant les hommes d’affaires et les fonctionnaires soupçonnés de malversation sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Si le projet est entériné par le Parlement, ces dossiers sensibles seront instruits devant une commission ad hoc, la Commission de la réconciliation, dont les six membres seront nommés par l’exécutif (quatre) et par l‘Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de la justice transitionnelle (les deux restants).

Le dispositif imaginé par Ridha Belhaj, directeur du cabinet présidentiel, et Raoudha Mechichi, conseillère juridique du chef de l’État, doit aussi permettre de contourner l’IVD, instituée en décembre 2013, mais dont les travaux effectifs n’ont toujours pas démarré. Les promoteurs du projet expliquent que les dossiers économiques en souffrance « ne peuvent pas attendre ». Ses détracteurs soutiennent que l’initiative de BCE va porter un coup fatal au processus de la justice transitionnelle, consacrer le retour de l’impunité et absoudre les corrompus. En toile de fond, le conflit larvé qui oppose l’équipe dirigeante actuelle à la présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, ex-opposante à Ben Ali et proche de l’ancien président Moncef Marzouki.

Un projet de loi controversé


Tout l’été, les opposants, autoproclamés « défenseurs de la révolution », ont fait monter la pression en multipliant les campagnes de dénigrement. Celles-ci ont rencontré un assez large écho dans la presse, sur les réseaux sociaux et au sein de la société civile. Début septembre, une coalition de petits partis d’opposition, le Courant démocratique de Mohamed Abbou, le Congrès pour la République (CPR, de l’ex-président Moncef Marzouki), les sociaux-démocrates d’Al-Joumhouri, leurs frères ennemis d’Ettakatol, ainsi que le Front populaire, la formation d’extrême gauche de Hamma Hammami, annonçaient une « manifestation de la colère » pour le 12 septembre.

Le ministère de l’Intérieur réplique en interdisant le rassemblement au nom de l’état d’urgence, invoquant des risques d’attentat. La tension monte et l’émotion est palpable, jusque dans les rangs des soutiens de la coalition gouvernementale, car la Constitution garantit le droit de manifester. Un instant, on craint le pire, mais les protestataires sont finalement autorisés à défiler. En fait de marée humaine, moins de 2 000 personnes répondent à l’appel, en ordre dispersé. Incapables de surmonter leurs divisions, de mettre leurs ressentiments de côté, les opposants organisent quatre marches concurrentes, sous l’œil amusé de badauds qui n’ont pas déserté les cafés de l’avenue Bourguiba.

Le dernier baromètre politique d’Emrhod indique que 66 % des Tunisiens ignorent tout du projet

La politique va reprendre ses droits. Le projet de loi est maintenant sur la table du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Il sera discuté et amendé. Le processus pourrait s’étaler jusqu’à la fin de l’année, le calendrier parlementaire étant très encombré. L’issue des débats ne fait guère de doute : Nidaa Tounes, le parti présidentiel, les islamistes d’Ennahdha, l’Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes, les quatre formations de la majorité gouvernementale, totalisent 179 sièges sur les 217 que compte l’ARP.

Béji Caïd Essebsi, qui a joué le pourrissement en exploitant les divisions de ses adversaires, a remporté la manche. Un recul sur ce dossier clé, le premier projet de loi présenté par la présidence de la République, aurait sapé son autorité. Il va maintenant devoir s’employer à dissiper les malentendus et convaincre les sceptiques de l’utilité de son initiative. Le dernier baromètre politique d’Emrhod indique que 66 % des Tunisiens ignorent tout du projet. Après information, ils sont 49 % à se dire opposés au principe de la réconciliation, contre 33 % qui l’approuvent.

Une réconciliation mal expliquée


« Nous avons sans doute péché dans la méthode, en ne consultant pas suffisamment en amont », reconnaît un des conseillers du président. Les dirigeants d’Ennahdha, dont l’accord était indispensable, ont été mis dans la confidence très tôt, dès le mois de mars, comme la centrale patronale, l’Utica. Mais les autres acteurs, à commencer par le syndicat UGTT et l’IVD elle-même, ont été tenus à l’écart et placés quasiment devant le fait accompli. Vexées de n’avoir pas été consultées, plusieurs figures de la société civile, qui, a priori, n’étaient pas hostiles à l’idée de la réconciliation, se sont abstenues de monter au créneau, laissant le champ libre aux détracteurs. Le patronat, qui redoutait les amalgames, s’est contenté du service minimum. Enfin, Nidaa Tounes, en proie à ses dissensions internes, était aux abonnés absents tout l’été.

« Les autorités ont mal communiqué sur la réconciliation et sous-estimé son impact symbolique », regrette un visiteur assidu de Carthage. « Il aurait fallu dire d’emblée qu’il ne concernait en aucun cas les membres du clan de Ben Ali et de son épouse, Leïla Trabelsi, dont les biens ont été confisqués en février-mars 2011, biens qui ont pour la plupart été revendus depuis. Il aurait surtout fallu mieux expliquer que la réconciliation économique s’inscrivait dans le processus de la justice transitionnelle : les mécanismes de transaction prévus par la loi sont rigoureusement identiques à ceux en vigueur auprès de l’IVD. Enfin, il aurait peut-être fallu mieux préparer l’opinion en faisant fuiter des listes de personnes concernées. »


La loi ne s’appliquera qu’aux infractions ayant lésé l’État et couvrira aussi la période de gouvernance d’Ennahdha et de la troïka. Le flou sur le chiffrage et sur le nombre de bénéficiaires potentiels, qui oscille entre quelques dizaines et plusieurs milliers, jusqu’à six mille si l’on inclut les fonctionnaires susceptibles de bénéficier de l’extinction des poursuites, a contribué à nourrir les spéculations les plus insensées. Après avoir annoncé des sommes faramineuses et martelé que la réconciliation serait la solution à tous les maux de la Tunisie, les experts ne tablent plus que sur des rentrées de l’ordre de 500 millions à 1 milliard de dinars (de 227 millions à 454 millions d’euros) au maximum.

C’est peu au regard de l’ampleur de la corruption qui sévissait sous l’ancien régime. « Au-delà des montants, l’important est de créer un déclic psychologique au sein de la communauté des affaires, nuance l’économiste Moez Joudi, l’un des plus ardents supporters du projet. La diabolisation des élites économiques ne mène à rien. Tout ce qui est de nature à instiller de la confiance et à décrisper le climat est bon à prendre. Les conséquences de l’insécurité juridique sont patentes : le taux d’investissement représentait 25 % du PIB en 2010, il est tombé à 19 % en 2014. Dans ces conditions, il est impossible de créer de la croissance. »

Une réconciliation politique ?


Pourtant, à en croire un très proche conseiller du président, la loi vise en premier lieu l’administration, dont une partie des forces vives est littéralement paralysée par la peur des poursuites : « Pour nous, l’objectif n’est pas financier, il est politique. Plusieurs milliers de fonctionnaires se trouvent dans cette situation. Ils ont été amenés à délivrer des autorisations indues à des proches du régime, soit dans le cadre de leurs fonctions, soit parce qu’ils siégeaient dans des commissions d’attribution d’appels d’offres. Ils ne voulaient pas risquer leur carrière en s’y opposant. Mais ils ne se sont pas enrichis personnellement, ils n’ont tiré aucun profit patrimonial direct. Depuis quatre ans, ils savent qu’ils peuvent être rattrapés par la justice à tout moment, et ils ne veulent plus prendre aucune initiative. Tant que ce blocage perdurera, le pays ne pourra pas avancer. À nos yeux, le volet relatif aux hauts fonctionnaires n’est pas négociable. Par contre, le troisième volet du projet, relatif à l’amnistie des changes, qui suscite des réserves, pourra être rediscuté. »

Il existe donc un périmètre de négociation. La composition de la Commission de la réconciliation, jugée trop inféodée à l’exécutif, pourra être débattue. La question la plus épineuse a trait à la publicité des débats. Deux philosophies s’affrontent. Celle de la justice transitionnelle classique, qui repose sur la reconnaissance des malversations et la demande publique de pardon. Il faut dévoiler la vérité pour en tirer les leçons et garantir la « non-répétition » des délits.

L’autre approche, plus pragmatique, est celle de la réconciliation à huis clos, que semble privilégier l’exécutif actuel. Elle recherche d’abord la rapidité et l’efficacité. Car on peut penser que la publicité des débats dissuadera bien des hommes d’affaires et des hauts fonctionnaires de témoigner devant la future commission, par peur de voir leur nom sali sur la place publique. Ici, l’ARP devra trancher.

Le risque d’inconstitutionnalité, mis en avant par les opposants au projet, est en revanche presque insignifiant. Les juristes les plus éminents du pays – Yadh Ben Achour, Sadok Belaïd, Slim Laghmani et Ghazi Gheraïri – ont été consultés et sont tous arrivés à la même conclusion : il n’existe pas d’incompatibilité entre le projet de loi présidentiel et les dispositions transitoires de la Constitution.

En effet, celles-ci énoncent (article 149) que l’État s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle, mais ne mentionnent pas spécifiquement l’IVD, qui n’est pas une instance constitutionnelle. Rien n’interdit donc au législateur de modifier le périmètre de ses prérogatives en lui retirant les dossiers économiques. « C’est peut-être un mal pour un bien, souligne un constitutionnaliste. L’Instance pourra se concentrer sur sa vocation première : faire toute la lumière, à son rythme, sur les violations des droits de l’homme survenues entre 1955 et 2013. »

La corruption de la justice : le réel objectif de la loi de réconciliation


La polémique sur la loi de réconciliation et le psychodrame qu’elle a occasionné ont détourné le débat d’une question qui paraît aujourd’hui presque insoluble : celle de la corruption de la justice. Le ministère est politisé à l’extrême, infiltré de toutes parts, notamment par les lobbyistes, et ne répond plus. Le ministre ne contrôle presque plus rien. C’est un secret de polichinelle : les affaires de corruption sont devenues un business juteux, les maîtres chanteurs pullulent, et bien des hommes d’affaires ont préféré « passer à la caisse » pour acheter un semblant de tranquillité.

L’affaire de l’animateur Samir el-Wafi a mis en évidence ces dérives. L’un des objectifs inavoués de la loi de réconciliation est d’assécher ce commerce florissant en offrant une porte de sortie aux ex-bénéficiaires de passe-droits. Quelques-uns saisiront la balle au bond. Mais rien ne garantit que tous ceux qui ont lésé l’État joueront le jeu. Certains se sentent intouchables, car ils savent qu’ils n’ont rien à craindre de la justice.

À Tunis, les initiés murmurent qu’un homme d’affaires sfaxien bien connu, ancien associé de la famille Trabelsi, serait à la tête d’une fortune estimée à 600 millions de dinars. Aucune plainte le visant n’a encore abouti. Il y a tout lieu de penser qu’il préférera rester entre les mains de la justice plutôt que de comparaître devant l’IVD ou la Commission de réconciliation et de renoncer à l’argent spolié. Le règlement de cas analogues constituera, à n’en pas douter, un vrai test pour la crédibilité du nouveau dispositif.

Qui est concerné ?


Le projet de loi de réconciliation nationale concerne les hauts commis de l’État et assimilés, et les chefs d’entreprise. Il ne couvre que les affaires dans lesquelles l’État aurait été lésé.

Pour les premiers, la loi prévoit la cessation de toute poursuite contre ceux qui ne se sont pas rendus coupables d’enrichissement personnel mais qui ont seulement cédé aux pressions ou exécuté des ordres. Après la révolution, nombre de ministres et de patrons d’institutions publiques (de banques notamment) ont été inquiétés, comme Ridha Grira, Zouhair Mdhaffer (ex-ministres des Domaines de l’État), Khalil Laajimi et Slim Tlatli (du Tourisme), El Haj Glaï (des Télécommunications), Mongi Chouchane (secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur chargé des collectivités locales) et Taoufik Baccar (gouverneur de la Banque centrale). Résultat : un sentiment de crainte qui paralyse la prise de décision au sein de l’administration.

Pour les seconds, même si aucune liste officielle n’a été établie, nombre d’entre eux ont fait l’objet d’une interdiction de voyage, ce qui a conduit à plusieurs reprises la patronne des patrons, Wided Bouchamaoui, à s’émouvoir de l’arbitraire de ces décisions. Seul l’entrepreneur immobilier Khaled Kobbi a écopé d’une peine de prison ferme. Lazhar Sta, associé de Belhassen Trabelsi, beau-frère de Ben Ali, Mondher Ben Ayed, patron de TMI et Medsoft, ancien associé du gendre de Ben Ali, Slim Zarrouk, Arbi Miled, fondateur de Cipap, Lotfi Abdennadher, président du groupe éponyme, et Jamel Arem, fondateur du groupe Arem auraient des affaires en cours, tandis que les groupes Slama, Hamrouni, Mhiri, Doghri et Mzabi auraient aussi été inquiétés.

« À un moment ou à un autre, tous les hommes d’affaires ont été cités dans des dossiers et soumis à des pressions diverses », précise l’avocat Karim Siala. Par ailleurs, des tentatives de racket ont visé Hamadi Touil, Hakim Hmila et Ayachi Ajroudi. Leur révélation a provoqué l’arrestation et l’emprisonnement de l’animateur de télé Samir el-Wafi, qui se livrait à ce chantage avec la complicité supposée d’un ancien ministre de la troïka.


06 octobre 2015


Pendant ce temps, les chefs Daéchiens tunisiens ci-dessous  exécutent tranquillement les plans américano-israéliens, comme l'a confirmé Hilary Clinton.