samedi 26 août 2017

La Turquie, la Russie et l’intéressante nouvelle géopolitique dans les Balkans



Le modèle géopolitique de l’ensemble de l’Union européenne subit l’un de ses changements les plus profonds depuis l’effondrement de l’Union soviétique, il y a plus de vingt-cinq ans. Lors de la réunion du 30 juin, à Ankara, du Forum d’affaires turco-hongrois, le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a déclaré que la Hongrie « se tient aux cotés de ses amis », c’est-à-dire du côté de la Turquie dans sa guerre verbale actuelle avec l’Union européenne. Le Premier ministre hongrois a également salué le rôle de la Turquie dans la prévention d’un énorme flux de réfugiés pénétrant l’UE, notant que « sans la Turquie, l’Europe aurait été inondée par plusieurs millions d’immigrants », affirmant que cette Turquie « mérite le respect ». Derrière ces commentaires, émis dans l’intention de faire enrager l’UE et ses bureaucrates anonymes non élus, l’enjeu dépasse la question des réfugiés et de la souveraineté nationale.

On assiste à un changement tectonique majeur en cours non seulement en Hongrie, mais aussi dans l’ensemble des Balkans. Le changement implique la Turquie d’Erdogan et aussi la Russie de Poutine. Les signes d’une nouvelle géopolitique dans les Balkans sont en train d’émerger et de provoquer d’énormes dissensions au sein de l’UE, entre les atlantistes/OTANistes enragés et les États pragmatiques de l’UE qui sont plus enclins au développement économique, à la santé et à la sécurité de leurs pays qu’à défendre une superpuissance étasunienne en faillite et en déclin moral.
Le Premier ministre hongrois, Orbán, n’est pas allé en Turquie uniquement pour la photo traditionnelle. Il était là pour parler d’affaires, d’affaires économiques. Il a amené avec lui la moitié de son cabinet et environ 70 chefs d’entreprises pour discuter de coopération économique bilatérale accrue. Orbán a également rencontré, en privé, le président turc Erdogan et le Premier ministre Binali Yildirim.

Un couloir énergétique pour l’Europe du Sud-Est

Bien que cela ait été peu abordé dans les communiqués de presse, le problème central discuté à Ankara fut la perspective d’importations de gaz naturel russe par le biais du gazoduc nommé Turkish Stream.
Avec les nouvelles sanctions américaines, légalement douteuses, visant les entreprises européennes qui investissent dans le gazoduc russo-allemand Nord Stream II, qui devait contourner l’Ukraine, la Russie accélère pour achever la construction de son gazoduc Turkish Stream, qui part de la station de pompage de gaz, déjà construite, près d’Anapa, dans le sud de la Russie, puis continuera sous la mer Noire, traversera la Turquie jusqu’aux frontières bulgares et peut-être même grecques.
Les dernières sanctions incroyablement stupides du Congrès américain, visant aussi l’Iran et la Corée du Nord, punissent les entreprises allemandes et autrichiennes qui ont investi dans le gazoduc Nord Stream II, bien qu’il soit illégal en vertu du droit international qu’un président américain sanctionne des entreprises à l’extérieur de sa juridiction territoriale, légalement appelée extraterritorialité.
L’annonce de nouvelles sanctions visant Nord Stream II a conduit la Russie à accélérer la construction de sa ligne Turkish Stream passant sous la mer Noire, actuellement en avance sur le programme. Le sous-traitant de Gazprom, Swiss Allseas, a déjà installé environ 15 milles (25km) de pipeline sous la mer Noire, depuis mai. Le premier des deux pipelines parallèles devrait être inauguré en mars 2018, le second en 2019. La capacité annuelle de chaque tube est estimée à 15,75 milliards de mètres cubes de gaz naturel, à près de 32 milliards de mètres cubes pour les deux.
C’est là que les choses deviennent intéressantes.

Les Balkans rejoignent le Turkish Stream.

Début juillet, le Premier ministre bulgare Boyko Borisov, nouvellement élu, a annoncé qu’il avait l’intention de signer un accord sur le transit de gaz par le Turkish Stream. Il a également signé un accord avec le voisin serbe, qui n’est pas membre de l’UE – et ne devrait probablement jamais le devenir en raison de ses liens étroits avec la Russie entre autres choses. Selon le nouvel accord, la Serbie devrait recevoir 10 milliards de mètres cubes de gaz.
Le 29 juin, le Premier ministre Aleksandar Vučić a pris le poste de président serbe, Ana Brnabic est devenue première ministre. Elle a déclaré au Parlement qu’elle appliquerait une « politique étrangère équilibrée » et que son gouvernement chercherait spécialement de bonnes relations avec la Russie et la Chine. Le nouveau ministre de la Défense serbe, Alexandre Vulin, est très mal vu par Washington, entre autres pour son orientation pro-russe reconnue. Aleksandar Vučić a rencontré Vladimir Poutine une semaine avant son élection comme président et a réaffirmé les relations étroites entre la Russie et la Serbie.
Le 5 juillet, le gouvernement hongrois a également signé un accord pour recevoir du gaz par le Turkish Stream. Plus tôt cette année, le président russe est allé à Budapest où il a discuté avec le Premier ministre Orbán de la participation hongroise au Turkish Stream ainsi que de la construction, par la Russie, de centrales nucléaires en Hongrie.
Au Congrès mondial sur le pétrole, qui s’est tenu du 9 au 11 juillet à Istanbul, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a précisé que la Turquie devait devenir un couloir énergétique entre l’est et l’ouest, le nord et le sud. Bref, tous les éléments d’un nouveau réalignement majeur entre les États des Balkans, la Russie et la Turquie sont bien visibles.

Le Turkish Stream

En décembre 2014, après que la Commission européenne de Bruxelles, appuyée par Washington, a fait pression sur le gouvernement bulgare pour annuler l’accord visant à accueillir le gaz de Gazprom devant être amené par le gazoduc South Stream au port bulgare de Burgas, le président russe Poutine a annoncé que le South Stream était mort. La Russie a alors entamé des négociations avec la Turquie pour une alternative qui serait appelée Turkish Stream.
Pour éviter les lois punitives de l’UE, le gazoduc turc de Gazprom passant par la Turquie s’arrêtera à la frontière turco-bulgare, le deuxième devant se terminer à Lüleburgaz dans la région de Marmara en Turquie, près de la frontière turque avec la Grèce. De là, il appartiendrait aux pays acheteurs de construire leurs propres gazoduc et de les relier au Turkish Stream. La loi de l’UE ne fait qu’interdire à Gazprom de construire et d’exploiter ses propres gazoducs à l’intérieur de l’UE.

Un basculement

Ces derniers mois, les politiques européennes de Bruxelles devenant de plus en plus contraignantes, les pays d’Europe de l’Est, en particulier la Hongrie, la République tchèque et la Bulgarie, se tournent vers l’est, vers l’Eurasie, et surtout la Russie et la Chine pour leurs investissements croissants en infrastructure dans le cadre de la Nouvelle Route de la Soie et autres réseaux d’infrastructures eurasiatiques .
En février 2017, lors d’une visite du président russe Poutine à Budapest, la Hongrie a signé un contrat de 17 milliards de dollars avec le Groupe Rosatom, la société en énergie nucléaire russe pour la construction de deux réacteurs dans la centrale nucléaire de Paks, la seule centrale nucléaire du pays. La Russie a également une participation de 51% dans une entreprise de projet tchèque, Nuclear Power Alliance, avec Czech Skoda JS qui proposera des plans de construction pour plusieurs centrales nucléaires tchèques. Le dernier plan énergétique national tchèque considère l’électricité nucléaire comme un moyen sûr de respecter les objectifs de réduction des émissions de CO2 de l’UE, tout comme la Hongrie.
Le gouvernement turc a également choisi la société russe Rosatom pour construire sa première centrale nucléaire, à Akkuyu, quatre réacteurs qui seront situés près de la Méditerranée, dans le sud de la Turquie, face à Chypre. La première unité, qui coûte 20 milliards de dollars, est en cours de construction par un consortium russo-turc, avec le groupe turc de construction Cengiz-Kalyon-Kolin (CKK). Il sera opérationnel en 2023.
Aujourd’hui, alors que les États-Unis et la majeure partie de l’Europe occidentale ont gelé les investissements dans la technologie nucléaire et ont perdu leur main-d’œuvre qualifiée, la Russie apparaît comme le leader mondial de l’exportation de technologies nucléaires avec plus de 60% du marché mondial.
Areva, compagnie française et plus grand producteur de centrales nucléaires d’Europe, n’a pas gagné de contrat à l’étranger depuis 2007. Aux États-Unis, Westinghouse, le plus important fournisseur de centrales nucléaires américaines, a connu des moments inquiétants, pour le dire gentiment. L’activité nucléaire du groupe de Pittsburgh a été vendue et appartient aujourd’hui au groupe japonais Toshiba. Le groupe nucléaire de Westinghouse, qui a récemment été choisi pour fournir quatre nouvelles usines américaines domestiques − leur premier contrat depuis trente ans − est en proie à des dépassements de coûts et des poursuites judiciaires, et Westinghouse Electric a été contraint de déclarer faillite. En revanche, la Russie a signé des contrats pour construire 34 réacteurs dans 13 pays, pour une valeur totale estimée à 300 milliards de dollars.
L’importance de ces offres en gaz naturel et en électricité nucléaire par la Russie à la Hongrie, la République tchèque, la Serbie, la Bulgarie et la Turquie horrifie Washington et signe le basculement d’une région désenchantée face à l’UE de Bruxelles, politiquement en faillite, et d’une Allemagne qui a perdu les pédales.
Le fait marquant, dans ce contexte, est la récente confirmation par le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, de l’achat de plusieurs unités de systèmes avancés de défense anti-aérienne russe, des S-400, malgré les efforts acharnés de l’Administration Trump et de l’OTAN pour l’en empêcher. Le S-400 est considéré par les experts militaires comme le meilleur système de missiles de défense aérienne à longue portée, bien meilleur que le système américain Patriot que Washington voulait faire acheter à la Turquie.
Le fait que plusieurs nations des Balkans soient en train de nettement améliorer leurs relations économiques avec la Russie et la Turquie souligne la réalité d’une désunion européenne plutôt que de son union promise. La stupide décision de la Commission européenne de trainer la Hongrie, la République tchèque et la Pologne devant un tribunal de l’UE pour avoir rejeté les quotas obligatoires de réfugiés que Bruxelles veut imposer a également élargi le fossé entre l’est et l’ouest de l’UE.
Une structure politique élitiste telle que l’est l’UE d’aujourd’hui, ses institutions antidémocratiques comme la Commission européenne et un Parlement européen qui empiète sur les droits souverains fondamentaux, comme peuvent l’être des relations interpersonnelles sadomasochistes, sont intrinsèquement invivables. Comme le montre le dernier quart de siècle avec Washington en tant que superpuissance unique, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la politique du plus fort n’est pas un modèle viable pour des relations internationales saines et pacifiques. Les aboiements hystériques de celui qui se pense le plus fort nous le montre bien.
William Engdah