dimanche 20 mars 2016

Bahar Kimyongür : «L’Algérie connaît mieux que quiconque les ravages du wahhabisme»

L’Algérie a refusé de participer à la guerre au Yémen et de classer le Hezbollah comme organisation terroriste. Reste-t-elle le seul bastion contre l’hégémonisme saoudien après l’écroulement de l’Irak, de la Libye et de la Syrie ?
L’Algérie connaît mieux que quiconque le colonialisme occidental et le terrorisme djihadiste. Le peuple algérien a subi ces deux fléaux durant deux décennies et a fini par les vaincre : 1954-1962 et de 1991 à 2002. Elle connaît mieux que n’importe quel pays musulman les ravages idéologiques et culturels du wahhabisme au sein du monde islamique et les valeurs sacrées et universelles de la résistance incarnées dans le monde islamique par le Hezbollah.
Algeriepatriotique : La France vient de remettre au prince héritier des Al-Saoud la Légion d’honneur tandis que la Belgique décore le président Erdogan de l’Ordre de Léopold. De hautes distinctions pour deux pays qui soutiennent le terrorisme. Comment expliquez-vous que l’Occident récompense ainsi le soutien au terrorisme ?
Bahar Kimyongür :
Élites occidentales et monarchies du Golfe font partie du même monde. Nos rois et leurs rois ont les mêmes objectifs, les mêmes intérêts, la même (im)moralité. Les dirigeants français et belges veulent entretenir de bons rapports avec leurs amis, leurs clients et leurs alliés stratégiques. Ils sont prêts aux pires compromissions pour satisfaire leurs intérêts personnels. Comme l’a d’ailleurs écrit le conseiller de Hollande pour le Moyen-Orient David Cvach, «c’est le moment d’acheter des actions MBN», initiales de Mohammed Ben Nayef. Le chef de la patrie des droits de l’Homme achète les faveurs de tortionnaires, de bourreaux et de criminels de guerre et vice-versa. C’est le contraire qui aurait été surprenant. Nos dirigeants nous font passer la pilule en arguant que les régimes saoudien et erdoganien luttent contre le terrorisme alors que ces deux régimes sont les principaux sponsors du terrorisme au Moyen-Orient. On dit que l’argent n’a pas d’odeur. L’argent que le prince Mohammed Ben Nayef a offert à Hollande en a bien une : l’odeur du sang des victimes du terrorisme.
Il fut un temps où l’Occident avait fait le pari de greffer l’islam turc, dit islam modéré et libéral, sur le monde arabe. Cependant, l’implication directe d’Erdogan dans les conflits internes de l’Irak, de L’Égypte, du Liban et de la Syrie a fait de lui l’homme le plus détesté de la région. Comment expliquez-vous son passage de réformateur éclairé à dictateur ?
Erdogan a toujours été un insatiable dictateur. Au début, il devait cacher son jeu, s’appuyer sur la confrérie Gülen, draguer l’élite intellectuelle, composer avec des forces politiques et des acteurs économiques concurrents, séduire l’Union européenne, surfer sur la cause palestinienne comme il l’a fait face à Shimon Peres au Forum économique de Davos. Il a dû pratiquer la taqiyya,la ruse, pour gravir les échelons et s’emparer des pleins pouvoirs. Si sa popularité convertie en victoires électorales retentissantes et l’appui international que le réseau des Frères musulmans lui a prodigué ont trahi son tempérament de fier-à-bras, c’est surtout la tape dans le dos de Barack Obama qui a fait d’Erdogan un faucon du Moyen-Orient. L’administration Obama a poussé Erdogan à s’impliquer dans la guerre contre Al-Assad lorsque le gouvernement syrien a commencé à vaciller face à l’insurrection islamiste tout comme les administrations Carter et Reagan poussèrent Saddam Hussein à affronter l’Iran de Khomeiny. Les pressions américaines sur Erdogan pour qu’il s’implique dans le conflit syrien ont été révélées par le journal Sabah,un média pro-Erdogan qui fait état d’une réunion entre le leader turc et le directeur de la CIA Leon Panetta en mars 2011. La mission de Panetta fut de convaincre Erdogan de lâcher Al-Assad et c’est ce qui se produisit. Erdogan a fini par accueillir l’ASL, la Coalition nationale syrienne (CNS) puis, en toute logique, les terroristes de la terre entière. Toutes ces forces combattent par procuration pour le compte d’Erdogan qui, lui-même, combat en Syrie par procuration pour le compte des Etats-Unis. Finalement, Erdogan est certes un dictateur, mais il reste un simple exécutant aux ordres de Washington et un intermédiaire entre les Etats-Unis et la galaxie Daech-Nosra-Ahrar-ASL.
«Daech disparaîtra quand Al-Assad s'en ira», a déclaré le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel Al-Jubeir, en visite en France, il y a quelques jours. Est-ce un aveu indirect que le groupe terroriste est actionné et soutenu par l'Arabie Saoudite ?
Le régime wahhabite est conscient que sa doctrine est en adéquation et donc en concurrence directe avec Daech. Il constate non sans crainte que la sympathie de la population sunnite saoudienne envers Daech grandit. La monarchie redoute Daech à domicile. Par contre, cette même monarchie voit Daech comme un moindre mal en Syrie, au Yémen ou en Irak tant que ce groupe combat les Etats, les idéologies ou les communautés jugées hostiles : Syrie laïque, Iran chiite, minorités alaouite, chrétienne ou zaydite. Il y a une instrumentalisation évidente de Daech de la part du régime saoudien. Lors de la prise de Mossoul par Daech, certains médias saoudiens proches du pouvoir se réjouissaient du triomphe de la «révolution sunnite» contre Maliki le chiite. Le nombre de Saoudiens chez Daech, dont des membres de l’armée saoudienne de haut rang, est une illustration parmi d’autres de la proximité idéologique et stratégique qui existe entre Daech et les Saoud. Les guerres du régime saoudien contre l’Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen constituent un soutien indirect à Daech dans la région. Si les Saoud avaient réellement voulu le bien du peuple yéménite, ils se seraient alliés aux Houthis et aux troupes de Saleh contre Daech et Al-Qaïda. Eh bien, non ! Le roi Salmane préfère se concentrer sur l'anéantissement des seules forces yéménites qui résistent contre les deux groupes terroristes les plus barbares de notre siècle.
La Tunisie fait face, depuis l’année passée, à des attaques terroristes sur son sol, la dernière étant l’attaque de Ben Guerdane. L’arsenal découvert et le nombre de terroristes impliqués dans l’opération renseignent sur l’existence de cellules terroristes sur le sol tunisien. Le triomphalisme des Tunisiens ne risque-t-il pas d’avoir un effet néfaste sur la lutte contre le terrorisme ?
Au lendemain d’un événement aussi traumatisant que l’opération djihadiste de Ben Guerdane, le triomphalisme peut s’avérer utile pour souder le peuple tunisien autour de son armée. Mais le gouvernement tunisien devra veiller à ne pas sombrer dans l’ivresse du succès, car le djihadisme tunisien n’est pas près de se tarir. Près de 5 000 Tunisiens combattent en Syrie et plus d’un millier en Libye. La Tunisie est de plus en plus fréquemment le théâtre d’attaques terroristes d’ampleur : attentat du musée de Bardo, de Sousse, explosion dans un bus militaire à Tunis. Sans oublier les assassinats ciblés contre des militants laïcs et de gauche comme Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Le sanctuaire terroriste libyen est aux portes de la Tunisie. La guerre du peuple tunisien contre Daech est donc loin, très loin d’être finie.
Avez-vous des échos sur la situation qui prévaut en Syrie ?
Depuis l’intervention russe, les terroristes n’ont plus remporté de victoire. Les raids qu’ils lancent contre l’armée syrienne finissent en Bérézina. Damas est solidement sécurisée. Les quartiers d’Alep occupés par les terroristes sont en passe d’être repris par l’armée. La province de Latakia a été entièrement libérée. A Deraa, les groupes terroristes sont en recul. Palmyre se transforme en cimetière pour Daech. Restent les provinces d’Idlib sous la férule d’Al-Nosra et puis Raqqa et Deirezzor, deux provinces quasi entièrement occupées par Daech. Sur le front nord, les Forces démocratiques syriennes (FDS) chapeautées par les Kurdes YPG, sont parvenues à chasser Daech de la province de Hassaké et avancent face à Daech dans le nord de la province d’Alep. L’annonce par le président Poutine du retrait prochain de ses troupes du front syrien indique que la Syrie est à même d’affronter les reliquats terroristes. Cela dit, l’armée syrienne continuera d’être appuyée dans les airs par Moscou. Au sol, elle le sera par les miliciens des Forces de défense nationale (NDF), par Téhéran, par le Hezbollah libanais, par des volontaires afghans et irakiens chiites, par des volontaires internationaux arabes sunnites (Garde nationale arabe), par des tribus syriennes sunnites (Shaïtat, Maghawir), par des ex-rebelles mobilisés dans l'Armée de la loyauté, par les Brigades Baath, par les forces kurdes (YPG), par les Druzes du Bouclier de la nation, par les brigades assyriennes (Sotoro)... Parallèlement, de timides initiatives de réconciliation voient le jour en marge des négociations de Genève tandis que l’étau se desserre autour de certaines zones acquises aux forces anti-gouvernementales, permettant l’accès aux convois humanitaires. Cinq ans après le début de la contre-révolution syrienne, on peut enfin croire en la fin du cauchemar.
L’Algérie a refusé de participer à la guerre au Yémen et de classer le Hezbollah comme organisation terroriste. Reste-t-elle le seul bastion contre l’hégémonisme saoudien après l’écroulement de l’Irak, de la Libye et de la Syrie ?
L’Algérie connaît mieux que quiconque le colonialisme occidental et le terrorisme djihadiste. Le peuple algérien a subi ces deux fléaux durant deux décennies et a fini par les vaincre : 1954-1962 et de 1991 à 2002. Elle connaît mieux que n’importe quel pays musulman les ravages idéologiques et culturels du wahhabisme au sein du monde islamique et les valeurs sacrées et universelles de la résistance incarnées dans le monde islamique par le Hezbollah. Même durant les moments les plus critiques de la crise syrienne, l’Algérie n’a jamais caché ses sympathies envers le peuple syrien, son gouvernement et son armée tout en insistant sur la nécessité de trouver une solution politique à la crise syrienne. Cette position respectueuse de la souveraineté nationale syrienne a valu à l’Algérie d’être continuellement attaquée par le régime saoudien. Plusieurs pays arabes ont plus ou moins poursuivi leurs relations avec la Syrie, notamment l’Égypte, la Tunisie et Oman. Mais seule l’Algérie a assumé sa solidarité avec fermeté. Malgré les pressions saoudiennes et occidentales, l’Algérie entretient d’excellentes relations avec l’Iran, détruisant par la même occasion tous les clichés sur la soi-disant guerre entre monde sunnite et monde chiite. L’Algérie, en tant que capitale du tiers-mondisme, est restée fidèle à son histoire. C’est tout à son honneur. Le peuple syrien résistant lui en est infiniment reconnaissant.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Bahar Kimyongür, né le 28 avril 1974 à Berchem-Sainte-Agathe, est un écrivain et polémiste belge issu d'une famille arabe alevi originaire de Turquie mais aux racines syriennes.  Il  a fait l’objet d’un mandat d'arrêt international lancé par le régime islamiste d’Ankara à son encontre.
Source : http://lucien-pons.over-blog.com