samedi 26 septembre 2015

SYRIE - RUSSIE. La narrative face au fait accompli

Des textes pullulent désormais sur l’hypothèse largement substantivée par de nombreux détails dont il est impossible de vérifier la véracité de la présence grandissante des Russes en Syrie, et sur les modalités de ce qui apparaît de plus en plus assurément comme une intervention militaire directe importante sinon massive en Syrie.

Il existe un grand nombre de références aussi bien d’origine arabe que d’origine israélienne donnant des indications extrêmement précises sur la situation russe au Moyen-Orient et, pour les Israéliens, le voyage de Netanyahou pour aller rencontrer Poutine à Moscou hier. En dernière minute, le Premier ministre israélien a pris dans ses bagages son chef du renseignement militaire et son chef d’état-major des forces armées avec leurs conseillers. Cela indique qu’on a parlé boutique, et même arrière-boutique, d’une manière extrêmement sérieuse impliquant la recherche d’arrangements de règles d’intervention, sinon comme certains le pensaient de coordination de planification, pour empêcher des incidents, essentiellement aériens, entre Russes et Israéliens sur et surtout au-dessus du territoire syrien. Les Israéliens ne veulent absolument pas risquer un combat ou une destruction par inadvertance entre avions russes et israéliens, ce qui est évidemment également une préoccupation russe.
• Du côté israélien, effectivement, les spéculations vont bon train sur les intentions exactes des Russes, quelle dimension ils veulent donne à leur intervention, quel est leur but stratégique prioritaire, – la défense et l’aide du régime Assad ou l’intervention contre Daesh, avec l’observation évidente que les deux peuvent se combiner. Plus largement, il y a l’interrogation des buts stratégiques de la Russie à plus long terme, et là les hypothèses les plus favorisées sont que la Russie entend bien imposer une présence stratégique majeure qui lui redonnerait un rôle d’influence considérable au Moyen-Orient, comme du temps où l’URSS y était fortement implantée mais dans des conditions très différentes. Diverses sources, dont DEBKAFiles et Haaretz, font état de la présence de types d’avions de supériorité aérienne (outre les MiG-31 déjà signalés), des Soukhoi Su-27 ou Su-30), et, pour DEBKAFiles, des batteries de missiles sol-air S-300 en cours de déploiement. DEBKAFiles s’inquiètent de la présence de ces systèmes qui n’ont rien à voir avec les capacités de Daesh, qui n’a pas d’aviation, tandis que Haaretz, qui parle des Su-27, estime y voir l'indication que « la Russie n’envoie pas des forces dans la région uniquement pour combattre l’État Islamique, ce qui est l’argument avancé en général par les Russes, mais qu’elle entend y établir une présence stratégique beaucoup plus significative et durable ».
• La visite de Netanyahou semble avoir principalement porté sur des modalités techniques d’informations réciproques en cas d’incidents possibles, de rencontres incontrôlées, etc., entre les forces israéliennes et les forces russes essentiellement dans le domaine aérien. Ce n’est pas une coordination où l’on pourrait trouver une dimension politique mais simplement un mécanisme technique entre militaires. Des détails sur cet accord ont été apportés notamment par DEBKAFiles.
• Il est difficile de fixer précisément la vérité de la situation, comme l’on sait, dans l'extraordinaire profusion d'articles publiés sur le sujet de la Russie dans la presse du Moyen-Orient. . Nous avons préféré un choix, dans la presse arabe qui fourmille de nouvelles et de commentaires sur l’“engagement russe”, porté sur un texte d’un journaliste de bonne réputation, Elijah J. Magnier, dans un quotidien koweitien également de bonne réputation, Al-Rai. A partir de Damas, Magnier décrit, le 19 septembre, ce que ses sources lui rapportent comme étant les intentions russes, en deux phases d’engagement qu’on décrit comme “soutien tranquille” (première phase) et “soutien tempétueux” (deuxième phase). Magnier y ajoute des détails, à partir de rencontres qu’il aurait faites avec des officiers russes engzagés sur le terrain ; il termine également avec des appréciations intéressantes sur les conceptions stratégiques des Russes, notamment par rapport aux préoccupations israéliennes. La position générale de la Russie est détaillée selon l’idée fondamentale, nourrie par les menaces qui pèsent sur sa partie caucasienne dans des foyers terroristes comme la Tchétchénie, que “la sécurité nationale de la Russie est en jeu [en Syrie] à cause de l’expansion du terrorisme. La Russie n’est pas engagée dans une bataille en Syrie mais dans la guerre contre la terreur sur le sol syrien, comme elle pourrait le faire en d’autres lieux où existerait un environnement hostile [qui menacerait sa sécurité nationale]. La Russie n’abandonnera pas ni ne reculera dans ce conflit, en Syrie, quelles que soient les pressions internationales dans ce sens.”
• On pourrait choisir comme conclusion (temporaire) de ces diverses évaluations et révélations, un commentaire du Wall Street Journal, décrivant l’impasse où se trouvent les USA, – car c’est bien là la caractéristique principale de la situation générale du point de vue des forces en présence. On s’en remet à Sputnik-français qui donne (le 22 septembre) un résumé de cet article nous disant l’essentiel, qui est résumé par le constat qu’effectivement l’intervention de la Russie et l’alliance entre la Russie et l’Iran pour cette démarche décisive dans le conflit syrien conduisent les USA à constater l’impasse de la stratégie, avec comme seule issue honorable de devoir s’aligner sur les russo-iraniens pour combattre Daesh, et, par le fait même, sauver et renforcer le régime Assad en Syrie.
« “Selon des personnalités officielles des Etats-Unis et des pays du Proche-Orient, l'intensification de la coopération entre la Russie et l'Iran, qui cherchent à aider le président Bachar el-Assad à maintenir son contrôle sur le point d'appui dans la zone littorale, fait obstacle à la réalisation des objectifs diplomatiques de Washington”, fait savoir le journal américain tout en expliquant que ces buts consistent avant tout à démettre Assad. Selon le Wall Street Journal, le soutien accordé au président syrien par la Russie et l'Iran “pousse l'administration d'Obama dans une impasse des points de vue diplomatique et stratégique”.
» Ainsi, Washington a réduit ses exigences et n'appelle plus à la démission de Bachar el-Assad “avant que le processus de transfert du pouvoir ne soit lancé dans le pays”. En outre, le secrétaire d'Etat des Etats-Unis John Kerry a déclaré le week-end passé que le président syrien pouvait jouer un rôle dans la transition du pouvoir à un nouveau gouvernement, a rappelé le journal. Le quotidien américain cite également une source qui estime que le renforcement des positions russes en Syrie “pourrait contribuer au règlement de la situation en Syrie par des moyens diplomatique” selon les conditions imposées par Moscou, et non pas par Washington.
» Selon le journal, des diplomates russes et iraniens, des généraux et des stratèges militaires se sont rencontrés à Moscou à plusieurs reprises afin de mener des négociations sur la protection éventuelle du président syrien ainsi que sur le déploiement de troupes russes sur le territoire du pays. Le Wall Street Journal souligne que la province syrienne de Lattaquié, placée sous le contrôle d'Assad, est la zone principale de coordination des actions conjointes. »
• Faut-il parler de cette nouvelle sorte de conflit ? – Ce déroulement à la fois spectaculaire et étrange de ce qui semble désormais une “intervention militaires discrète” mais destinée à s’avérer puissante et significative, voire une intervention de rupture stratégique, montre que la Russie, après le précédent de la Crimée, maîtrise les modalités opérationnelles et surtout la couverture de la communication (dans le sens de l’information qu’on en a et de la perception qu'on en recueille) d’une nouvelle sorte de conflit dont on parle beaucoup et qu’elle (la Russie) est la seule à utiliser avec une réelle maestria. Ce n’est pas vraiment inattendu, justement à la lumière du précédent de la Crimée, mais c’est extrêmement significatif du fait de l’éloignement du théâtre où se déroule l’opération.
On a ainsi la sensation que les Russes ont maîtrisé et mettent en pratique une véritable nouvelle forme de guerre, qui pourrait être défini comme une “guerre stealthy” (“guerre furtive”), et qui suggère une meilleure définition que le terme de “guerre hybride” souvent employé depuis le conflit ukrainien ; et effectivement, comme le distinguent certains chefs du bloc BAO (des USA) qui ne parviennent pas à l’appliquer pour leur propre compte, la communication y tient une place considérable.
Cette impuissance du bloc BAO vis-à-vis de cette “nouvelle forme de guerre” est sans doute une partie de l’explication de l’impression qui se dégage de l’actuelle situation syrienne, de l’espèce d’impunité dont semblent jouir les Russes pour déployer leur intervention, notamment de la part des USA et d’Israël. Cette “partie d’explication” est complétée par le sentiment que l’on a d’une certaine impuissance de ces mêmes acteurs, et d’une impuissance certaine pour certains, vis-à-vis des Russes, dans la situation actuelle. Nous rappelons à nouveau que le 25 octobre 1973, une simple préparation d’intervention russe au Moyen-Orient (en Égypte) avait conduit à une crise très intense bien que très courte (un peu moins de 24 heures), qui était rapidement montée au niveau de la menace de l’affrontement nucléaire entre les deux superpuissances. A cette époque, la communication ne laissait aucune zone d’ombre et ne berçait pas les esprits de fantasmagories diverses comme si la caverne de Platoon avait envahi le monde ; à cette époque, elle était assez discrète et servait directement les stratégie, alors qu’aujourd’hui les stratégies sont le plus souvent conduites par la communication, essentiellement dans les pays du bloc BAO. Chez les Russes, la stratégie conserve la position dominante et inspiratrice, mais ce qui est complètement nouveau tout de même c'est l’emploi exceptionnellement habile et efficace qu’ils font de la communication en tant qu’arme de perception publique du déroulement des évènements, jusqu'à modifier les modalités de la stratégie quand l'occasion s'en présente et qu'il y a un intérêt à le faire ... Les Russes ne fabriquent pas des narrative, qui sont surtout le produit des exigences de la pathologie des bureaucraties-Système et direction-Système du bloc BAO mais ils jouent à leur avantage de cette profusion de narrative développées à leur propos pour rendre leurs actes discrets, dissimulés, difficiles à comprendre, encore plus difficiles à contrôler, etc.
Quoiqu’il en soit, rien de sérieux n’est opposé à leur expansion, et il y a ainsi la marque d’un affaiblissement radical de la puissance des forces en place du bloc BAO, USA et Israël notamment. De la part d’Israël, chez qui la puissance n’est jamais prise en tant que telle mais construite selon une alliance précise avec une puissance beaucoup plus fort que lui, il y a, par rapport aux Russes, une très forte dose de réalisme colorée d’une certaine estime de l’“adversaire-partenaire” que sont justement ces Russes. Les Israéliens ont beaucoup plus de respect pour les capacités militaires et la direction politique russes que les USA et ainsi ont-ils tout de suite admis que l’intervention russe, une fois qu’elle se dessine, devient aussitôt un fait stratégique majeur, et une chose extrêmement sérieuse avec laquelle il faut composer dans les meilleurs termes possibles pour les intérêts israéliens.
Pour les USA, c’est complètement différent. Ils n’ont vraiment d’estime que pour eux-mêmes et ils n’ont pas vu venir les Russes selon une vérité de situation nouvelle, bien qu’ils dénonçassent leurs interventions et leurs intentions perverses partout, en Ukraine, en Syrie, etc., selon les narrative diverses. Placés devant la vérité de la situation (“The Russians are vraiment coming !”), le système de l’américanisme se trouve brusquement confronté à sa propre impuissance, à sa paralysie interne, à l’éclatement extraordinaire de son pouvoir, et sa réaction est erratique, confuse, presqu’embourbée dans un immobilisme significatif, affichant ouvertement les conflits internes, à la Maison-Blanche même, où l’on ne sait même pas si la Russie est amie ou ennemie puisque certains veulent coopérer avec elle et d’autre la dénoncer sinon la contrer pour son aide à l’inimitable immondice que persiste à être Assad. On dit même que certains détachements, soit de la DIA soit de la CIA, alliées pour l’occasion, écœurés par l’épisode CENTCOM/DIA, collaborent d’eux-mêmes avec le FSB et le SVR russes en leur passant des données sur le terrorisme, et sur Daesh, – notamment celles que le général Austin caviarde consciencieusement pour que Washington puisse continuer à dormir sur ses deux oreilles. Le résultat de tout cela est qu’aucune réponse coordonnée des USA n’attend les Russes en Syrie, que ce soit pour coopérer à la manière des USA (les USA commandent, le reste suit), que ce soit pour leur montrer une hostilité qui peut conduire à des incidents graves dont les USA feraient l’hypothèse que la perspective ferait reculer les Russes. Il y a bien eu au départ de vagues et grotesques accusations de “déstabilisation” dans le chef de la possible intervention russe, et puis plus rien qu’un “bruit de fond” de type cacophonique... Au contraire, les Russes s’installent en Syrie sans interférence majeure, bref avec la bénédiction fatiguée et par défaut des divers centres américanistes qui ne s’intéressent qu’aux querelles internes des salons de Wadshington D.C. et aux détails de la nouvelles narrative en formation dans les think-tank spécialisés dans le groupthink. Ainsi les USA pourraient-ils bien passer la main au Moyen-Orient, par inadvertance, par indifférence, par lassitude, et surtout par une violente et insupportable allergie, jusqu’à la nausée, à toute vérité de situation.
Source : http://www.dedefensa.org/article/la-narrative-face-au-fait-accompli